Semaine de la diplomatie : 24 - 28 avril 2023. Pour consulter le programme, cliquez ici : link

Approuvé par les chambres législatives le 10 janvier dernier, Piano Mattei est le nom du décret voulu par le gouvernement Meloni censé accorder à l’Italie une place de premier rang sur la scène géopolitique internationale et, plus spécifiquement, sur le continent africain. 

 Défini par l’opposition comme une boîte vide par l’absence de mesures concrètes proposées, il se contente de centraliser nombre de compétences de politique extérieure aux mains de l’exécutif et développe, à commencer par le nom, une rhétorique de grandeur. Enrico Mattei, ancien président de la société nationale d’approvisionnement en hydrocarbures ENI et mort en 1962, est en effet une figure canonisée de l’imaginaire italien. L’objectif du décret est de faire de l’Italie un exemple de souveraineté énergétique en la positionnant en plaque tournante du commerce des hydrocarbures et en profitant des bouleversements géopolitiques du XXIe siècle. Une ambition qui donne matière à réfléchir, et que le récent aboutissement de la libéralisation du marché de l’électricité dans le pays ainsi que la rampante privatisation du capital boursier de l’ENI ne rendront pas chose aisée. 

L’ENI et la chasse aux hydrocarbures 

 Construction d’infrastructures ; transfert de la production industrielle et mise en place d’une politique de sécurité commune afin de garantir des investissements rentables ; une main d’œuvre compétitive ; le contrôle des flux migratoires et un accès privilégié aux marchés locaux.  Il s’agit là, en une phrase, de la nouvelle stratégie italienne au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Un projet colossal sur le papier, mais que le député du Parti Démocratique Toni Ricciardi a résumé comme « Une montagne qui n’a pas même donné naissance à une souris », une initiative donc bruyante mais qui serait vide de contenu. 

 Il semblerait cependant qu’un Piano Mattei ait déjà commencé à prendre pied depuis le début du mandat Meloni, si ce n’est encore avant. Dans le contexte de la crise ukrainienne, le gouvernement Draghi avait fait face à une forte opposition populaire en raison de sa volonté de bloquer le gaz russe. Pour y répondre, et bien que le Premier ministre par intérim ait initialement réduit le débat à un choix entre “la paix et la climatisation”, réaliser la nécessité de diversifier l’approvisionnement a poussé l’alors chef de cabinet à négocier plusieurs accords gaziers en Afrique. Et ce notamment avec la compagnie algérienne Sonatrach qui, ironie du sort, est un important partenaire de Gazprom.  

À gauche, Georgia Meloni, à droite, Abdelmadjid Tebboune. Compte X de Moncef Ait-Kaci

 Le Piano Mattei est incontestablement en train d’être mis en place en ce qui concerne les investissements dans les secteurs gazier et pétrolier, et à plus forte raison avec Giorgia Meloni. Rappelons que lors de son premier voyage officiel (à Alger), la première ministre était accompagnée de l’administrateur délégué de l’ENI Claudio Descalzi, qui signa à cette occasion un mémorandum d’entente avec Sonatrach. L’Algérie est d’ailleurs devenue depuis le début de la stratégie de diversification vis-à-vis des Russes le premier fournisseur de gaz pour l’Italie. En avril 2022, Rome a également négocié avec Tripoli des contrats d’exploitation gazière et un contrôle accru sur les flux migratoires en échange d’investissements sur les infrastructures. L’ENI a également signé des contrats d’exploitation et d’importation sur les gisements gaziers en Angola, au Mozambique, au Congo ou encore en Égypte, où la société pétrolière italienne possède 50% du gisement offshore Zohr. 

 En Méditerranée, une puissance régionale qui a son mot à dire 

 L’Isab de Priolo, une des plus grandes raffineries italiennes située non loin de la base de l’OTAN à Sigonella, appartenait jusqu’à janvier 2023 au géant russe Lukoil. Cela témoigne des étroites relations entretenues entre les marchés des hydrocarbures italiens et russes, certes, mais la chasse à l’or noir de l’ENI en Afrique est-elle vraiment motivée par la volonté de s’autonomiser face à la Russie ?  

 Il s’agit d’une question tout à fait légitime. Il se trouve en effet que la plupart des accords ratifiés par le gouvernement Meloni en Afrique ont été conclus avec des pays qui entretiennent des relations approfondies avec Moscou, tels que l’Égypte ou l’Algérie. Une alternative à l’hypothèse de la diversification serait donnée par le fait que, tant bien que mal, l’Italie tenterait avec le retrait progressif de l’influence française au Sahel et l’incertitude régnante au Maghreb (crise institutionnelle en Tunisie, tensions franco-algériennes sur les visas, échec des élections en Libye en 2021…) de se frayer un chemin dans la compétition géopolitique du continent Africain. Cela afin d’établir un contrôle sur les flux migratoires, commerciaux et s’assurer une place de premier rang en mer Méditerranée.  

 Outre la Turquie et la Chine, les deux puissances étrangères qui se disputent actuellement le contrôle politique et militaire de l’Afrique sont la France et la Russie. Les récents coups d’État au Mali, au Niger ou au Burkina Faso, ainsi qu’un rapprochement progressif avec le Tchad et les excellentes relations qu’entretenaient Moscou et Khartoum avant le début de la guerre civile (les Russes avaient obtenu février 2023 une base navale en concession de part du Soudan).  Cela semble suggérer la volonté russe de contrôler d’est en ouest le territoire subdivisant le Maghreb des ressources subsahariennes, gagnant ainsi le contrôle effectif des flux migratoires.  

 Et la place de Rome dans tout ça ?  

 Chose importante à noter, les militaires italiens sont probablement les seuls occidentaux que les juntes au pouvoir, au Niger comme au Mali, ont autorisé à rester après le retrait des troupes françaises. Cela témoigne pour l’Italie d’une position d’intermédiaire dans la résolution d’éventuelles crises, comme ce fut déjà le cas lors de la guerre en Libye il y a une dizaine d’années. L’image médiatrice dont bénéficie le pays, d’un autre côté, est un facteur qui facilite les investissements et l’approvisionnement énergétique. Dans un contexte de forte volatilité des prix, négocier les coûts d’achats des matières premières directement auprès des États intéressés permet d’esquiver l’instabilité des marchés et représente un pas fondamental vers la souveraineté énergétique.  

 L’idée d’un hub énergétique italien n’est pas nouvelle, mais il reste à comprendre en effet si oui ou non la péninsule au cœur du Mare Nostrum (« notre mer », c’est ainsi que les romains se référaient à la Méditerranée) pourrait devenir un axe économique entre l’Europe et l’Afrique.  

 Enrico Mattei dans la mémoire italienne 

 Le 27 octobre 1962, le président de l’ENI Enrico Mattei meurt dans un tragique accident d’avion aux abords de Pavie, en Lombardie. Bien que les circonstances de l’événement n’aient jamais été clarifiées, l’hypothèse d’un attentat de l’Organisation Armée Secrète (OAS), un groupe terroriste français qui militait contre l’indépendance de l’Algérie, fut rapidement émise. Le dirigeant du colosse pétrolier italien, précisons-le, avait soutenu le FLN algérien pendant la guerre d’indépendance. 

 Enrico Mattei fut le fonctionnaire chargé, à la fin de Seconde guerre mondiale, de démanteler l’AGIP, le monopole d’État pétrolier fondé par Mussolini, alors en pleine décadence. Fortement cautionnée par le cartel pétrolier des sept sœurs (consortium de sept multinationales composées d’entreprises pour la plupart britanniques ou américaines), la privatisation du marché énergétique aurait destiné le pays à la dépendance étrangère et fut d’ailleurs opposée par le même Mattei, qui poussa en 1953 l’alors premier ministre Alcide de Gasperi à éviter la liquidation et à faire confluer toutes les participations étatiques du secteur autour d’une entreprise d’Etat unique nommée Ente Nazionale Idrocarburi – en acronyme ENI.  

 Dans les années ’50 et ’60, les pays du Golfe n’avaient pas encore nationalisé leur marché pétrolier, la production mondiale était d’ailleurs en grande partie monopolisée par les sept sœurs. Dans ce contexte, la création de l’ENI impliquait pour l’Italie un réseau de production et de distribution entièrement contrôlé et qui l’autonomisait de l’extérieur. L’ENI, rappelons-le, exploita les sous-sols de la Padanie et contracta en particulier de nombreuses concessions pétrolières en Algérie, en Iran, en Libye et avec nombre de pays situés sous la sphère d’influence soviétique. Il mit à dure épreuve le monopole des sept sœurs en offrant aux pays producteurs de bien meilleures conditions de rémunération. Mattei, présent au parlement italien en tant que député situé à l’aile gauche de la démocratie chrétienne, fut aussi très proche de Nasser et l’aida notamment à se débarrasser définitivement de l’occupation britannique du territoire égyptien. La participation du gouvernement dans un secteur stratégique comme celui de l’énergie, enfin, est historiquement reconnue comme l’une des principales clés de succès du miracle économique italien et reconnaît, plus de soixante ans après, le personnage d’Enrico Mattei comme son principal symbole.  

 Dérégulation, et ensuite ? 

 La question du golden share sur l’ENI et celle de la libéralisation du marché de l’énergie ont fait la une des médias italiens en ce début d’année.  

 Cotée en bourse depuis 1992, l’ENI reste une entreprise possédée majoritairement par l’État, notamment par le biais indirect de la Cassa Depositi e Prestiti qui détient presque 30% de ses actions. Le gouvernement Meloni, au nom d’un vaste programme de privatisations demandé par l’Union Européenne, a décidé en janvier de vendre 4% du capital boursier de la firme, réduisant considérablement l’influence de l’État au conseil d’administration. Menée pour financer la dette publique, l’opération a été critiquée par l’ancien directeur du Sole 24 ore Alessandro Plateroli comme contreproductive en vertu des dividendes que rapporte chaque année l’entreprise – les plus hauts en Italie après Intesa San Paolo.  

Une autre partie du débat s’est portée quant à elle, plus que sur la rentabilité effective de la vente, sur la nature même du projet de privatisation de l’ENI initié il y a trente ans. Si le désir de rendre plus efficiente et concurrentielle l’entreprise motive ses partisans, force est de constater l’échec désastreux qu’a rencontré cette ambition dans l’économie italienne des dernières décennies. Cette logique a en effet déjà démontré ses failles avec la privatisation de TIM en 1997, ancien géant de la télécommunication européen croulant aujourd’hui sous le poids de la dette. Le domaine de la télécommunication, comme le secteur énergétique, engendre, étant donné la nécessité d’infrastructures de grande ampleur, des coûts fixes élevés et des investissements sur le long terme que les investisseurs privés garantissent rarement. En une vingtaine d’années seulement, TIM a changé plusieurs fois de propriétaires en passant d’Olivetti à la société Olimpia en 2001, avant d’être rachetée par Free, puis par Vivendi et tout dernièrement par le fonds d’investissement américain KKR. Les différents propriétaires, réticents à s’engager dans une durabilité qui s’étend à travers les années, ont préféré tirer une rentabilité purement économique issue de leur statut d’actionnaires. La progressive privatisation de l’ENI endure ce même danger, risquant d’effriter l’intervention étatique sur la production, le raffinage et le commerce du pétrole. Pour ce qui est de faire de l’Italie un hub de l’énergie, la voie prise par le gouvernement risque de nuire fortement à la mise en œuvre du projet. 

 L’autre thème qui a fait couler beaucoup d’encre concerne cette fois l’aboutissement en janvier de la libéralisation du marché énergétique. Si l’ENI est historiquement la structure de référence dans le domaine de l’approvisionnement pétrolier dans le pays, l’Ente nazionale per l’energia elettrica (ENEL) a été jusqu’à la fin de la guerre froide la firme chargée à elle seule de gérer la production, la transmission et la distribution d’électricité à l’échelle nationale. Privatisée elle aussi dans les années 90, l’entreprise était il n’y a pas si longtemps encore un monopole d’état dans la distribution d’électricité aux particuliers. Avec le Decreto Bersani de 1999, ce monopole a été graduellement déconstruit de manière à transiter vers une structure de marché libre, dans lequel plusieurs entreprises concurrentes proposent leurs services chacune de leur côté. La révocation du monopole d’Etat, à nouveau, oriente les fournisseurs vers une logique de court terme et contrevient aux investissements stratégiques qu’assurait un marché régulé par l’État. Alors que l’ENEL, en tant que société soutenue par le gouvernement, était jusqu’à il y a peu guidée par l’intérêt national, les personnes privées agissant en concurrence ne sont liées par aucune contrainte de ce type.  

 La dérégulation croissante de l’économie italienne représente-t-elle une menace pour les infrastructures stratégiques du pays ? Il est difficile de le dire mais, si le rêve d’un Piano Mattei, quel qu’il soit, est toujours réalisable, il faudra dans le futur mesurer le poids de tous ses corollaires.  

Sources :

Photos : Wikimedia Commons; Compte X de Moncef Ait-Kaci

The ‘Piano Mattei’: A Proposal to Manage Migration and Its Governance Structure

https://finanza.lastampa.it/News/2024/01/10/piano-mattei-per-l+africa-camera-approva-decreto-e-legge/MTk1XzIwMjQtMDEtMTBfVExC

https://lespresso.it/c/economia/2022/6/27/litalia-in-cerca-di-gas-si-affida-ai-paesi-amici-di-vladimir-putin/14460

https://tg24.sky.it/mondo/2023/10/13/giorgia-meloni-mozambico-congo-oggi

https://luce.lanazione.it/politica/piano-mattei-italia-africa/

https://www.esercito.difesa.it/operazioni/operazioni_oltremare/Pagine/Mali-EUTM.aspx

https://www.repubblica.it/esteri/2023/11/29/news/migranti_niger_stop_divieto_addestramento_militari-421497735/

https://www.panorama.it/economia/eni-privatizzazione-governo-meloni-rischi-plateroti

https://www.ilsole24ore.com/art/privatizzazioni-eni-poste-e-ferrovie-ecco-cosa-andra-mercato-e-cosa-no-AFBg88QC

https://www.focus.it/cultura/storia/27-ottobre-1962-muore-enrico-mattei-giallo-irrisolto

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *