Dans cette série, nous essayons d’analyser pourquoi les États du Levant sont encore loin d’être démocratiques – et quelle responsabilité portent les diplomates étrangers – en particulier les diplomates occidentaux.
Dans la première partie de cette série, nous avons vu comment, au début du XXe siècle, les dirigeants européens ont partagé ce qui était auparavant l’Empire ottoman. Dans ce processus, ils ont tracé des frontières arbitraires qui traversaient des lignes ethniques, sectaires et religieuses, créant une composition démographique de ces territoires qui n’est pas tout à fait propice à une identité nationale unie.
Après quelques décennies de règne en tant que colonies ou protectorats, la plupart de ces États nouvellement créés ont obtenu leur indépendance dans les années 1930 et 1940. Dans cette deuxième partie de la série, nous examinerons en détail comment ces États ont été mis en place par les colonies dirigeantes avant d’être laissés à eux-mêmes, comme ce fût le cas pour l la Jordanie.
En réalité, la Jordanie a été établie en tant que protectorat britannique en 1921, a obtenu son indépendance en 1946 et s’apparente désormais à une monarchie – certains l’appelleraient même un État semi-autoritaire. Mais pourquoi cette qualification d’État semi-autoritaire, et pourquoi est-il si difficile pour les Jordaniens de revendiquer un droit à l’autodétermination ?
La « nomination » de la monarchie de Jordanie
Étant donné que l’ensemble de la « promesse d’indépendance arabe » – trahison (voir le scandale diplomatique Husain-McMahon dans l’article précédent de cette série) n’avait pas été bien accueilli, les dirigeants européens n’avaient d’autre choix que de « nommer » des dirigeants ayant une certaine légitimité aux yeux des habitants. Et pourtant, comme la plupart de ces États avaient été créés dans le but d’être gouvernés comme des colonies, il était dans l’intérêt des diplomates européens de choisir des dirigeants coopératifs – ou dociles – en tant que chefs d’État.
En Jordanie, les Britanniques ont « nommé » le Hashémite (alors émir) Abdullah Ier pour siéger sur le trône du royaume succédant au protectorat. Comme une main lave l’autre, il était entendu que la nouvelle monarchie jordanienne coopérerait avec la domination britannique en échange d’une place sur le trône.
Parce-que la famille Hashémite est censée être issue du prophète islamique Mahomet, elle avait une certaine légitimité aux yeux des habitants. Pour consolider cette légitimité et cette acceptation, cependant, la nouvelle monarchie s’est rapidement efforcée de nouer une relation spéciale avec les tribus existantes du pays, qui avaient jusqu’alors été les principaux dirigeants de la région. Les tribus du sud ont été recrutées pour travailler pour l’État en échange d’un accès privilégié aux biens publics. En pratique, ce pacte a aidé la monarchie à cultiver l’allégeance politique au trône en construisant un réseau de clients et d’intermédiaires qui existe toujours.
Des décennies d’oppression de l’opposition politique
En théorie, la Jordanie est gouvernée selon un « système parlementaire avec une monarchie héréditaire ». Et pourtant, la partie « système parlementaire » de cette qualification ne correspond pas exactement à son nom, car le discours politique en Jordanie n’est pas véritablement ouvert. Il y a deux raisons principales à cela. La première raison est le renforcement de l’allégeance susmentionnée avec les tribus. La deuxième raison se trouve dans la nature religieuse des partis d’opposition les plus forts en Jordanie.
Bien que le Roi ait initialement autorisé les partis politiques juste après que la Jordanie ait obtenu son indépendance en 1946, une tentative de coup d’État militaire par des officiers nasséristes et gauchistes en 1957 l’a forcé à instaurer la loi martiale, à interdire tous les partis politiques et à finalement suspendre finalement le parlement. Suite aux émeutes populaires, l’élite dirigeante a été contrainte de libéraliser à nouveau les partis politiques. Sous le premier système électoral, le vote en bloc de 1989, les candidats utilisaient quelques-uns de leurs votes pour sélectionner des membres de leur famille ou des membres de leur tribu, et le reste de leurs votes pour sélectionner des candidats affiliés aux Frères musulmans, le parti politique le mieux organisé.
Craignant l’influence des Frères musulmans – qui pourrait nuire au soutien à la monarchie – le Roi Hussein a rapidement introduit un nouveau système en 1993, afin que les électeurs se tiennent aux loyautés familiales et tribales plutôt que de voter pour le groupe islamiste. Cependant, ce nouveau système exclut les partis de gauche, les partis de jeunesse, les partis islamistes et les partis laïcs – tous importants pour construire “l’opposition loyale” cruciale dans une démocratie parlementaire.
Le Front d’action islamique (FAI), la faction jordanienne des Frères musulmans, est l’opposition la mieux organisée aujourd’hui et le parti le plus populaire parmi les Palestino-Jordaniens en Jordanie. Lors des premières élections après la libéralisation en 1989, les candidats du FAI ont remporté 42,5% des sièges, le plus grand bloc au parlement. Ce succès a rendu le régime nerveux : pour réduire sa présence dans les cercles politiques, le régime a introduit diverses réformes électorales ciblées, détenu et arrêté des membres du FAI, et a même interdit les Frères musulmans, déclaré organisation terroriste.
Le malaise de la communauté diplomatique envers les partis politiques islamistes
La communauté internationale – en particulier dans les milieux diplomatiques – n’a guère eu de problème avec une telle oppression des mouvements politiques islamiques. En Occident plus particulièrement, où est inculquée cette forte croyance selon laquelle la démocratie doit être intrinsèquement libérale. Selon cette perspective, toute idéologie religieuse – voire pire, musulmane – est considérée comme fortement incompatible avec la coexistence démocratique. En fait, bien des fois, les nations occidentales ont soutenu la mise en place d’un cadre démocratique au Levant, pour ensuite l’annuler immédiatement lorsque les partis récoltant le plus de suffrages se sont révélés être des mouvements islamiques.
Cette approche libéraliste de la démocratie est la raison pour laquelle la démocratisation est souvent qualifiée au Moyen-Orient de concept impérialiste ou occidental visant à remplacer l’histoire, la culture, la tradition et les idéaux locaux. Ainsi, certains universitaires ont suggéré que la démocratie pourrait également être vue comme un véhicule pour un autogouvernement organisé – sans prescrire la destination du véhicule. En fait, si la démocratie était capable d’intégrer l’histoire, la culture, la tradition et les idéaux, il pourrait y avoir une plus grande chance pour que la démocratisation se produise de manière organique et progressive, et donc durablement – plutôt que d’être à nouveau imposée par des nations étrangères et leurs diplomates.
Discréditer simplement un mouvement politique parce qu’il est lié à l’islam revient à ignorer la raison principale pour laquelle les partis islamiques rencontrent de tels succès : tandis que les régimes autocratiques peuvent facilement fermer toute plateforme politique qu’ils estiment menaçante pour le statu quo, ils ne peuvent pas fermer les mosquées sans risquer la rébellion. Ainsi, les mosquées sont souvent les seuls forums restants pour discuter et organiser l’opposition politique à l’élite dirigeante. Discréditer le FAI de Jordanie, uniquement en raison de ses principes islamiques, néglige donc le fait que, dans le paysage politique jordanien, c’est l’une des entités politiques les plus attachées aux principes démocratiques et à la réforme depuis les années 1980, avec un programme politique presque exclusivement axé sur des questions concrètes plutôt que sur une idéologie.
Le Printemps arabe
Pendant le Printemps arabe, alors que des mouvements populaires dans les rues réclamaient plus d’autodétermination, l’Europe et l’Amérique du Nord ont montré à la fois enthousiasme et soutien aux manifestants. Et tandis que certains gouvernements ont répondu par la répression et ont été confrontés à une révolution, le roi Abdullah II de Jordanie a rapidement déclaré que « l’avenir de la Jordanie exige que nous avancions vers la démocratisation pour garantir que tous les Jordaniens aient davantage leur mot à dire dans leur gouvernement ». À cette fin, il a promis des réformes progressives, pour une transition pacifique et durable.
Cependant, rapidement, l’instabilité régionale – principalement les guerres civiles et la menace de groupes terroristes – a éclipsé les tentatives du peuple de susciter un changement au niveau national. Les élites dirigeantes du Levant, y compris le roi Abdullah II de Jordanie, ont rappelé aux puissances occidentales que la chute des régimes – ou même un simple remaniement des cartes – se ferait au détriment de la sécurité régionale.
Le souverain autocratique d’un État policier contrôlé, ont-ils fait valoir, peut répondre à la menace terroriste et à la montée des mouvements islamistes de manière beaucoup plus efficace que ne le pourrait une démocratie nouvellement née. Surtout en Jordanie – entourée par l’Irak, la Palestine et Israël, la Syrie, l’Égypte, le Liban et l’Arabie saoudite – la monarchie a pu arguer que seule elle pouvait maintenir l’équilibre délicat qu’elle avait préservé depuis des décennies.
Encore une fois, nous pourrions nous demander si la démocratie semblait trop risquée pour les puissances occidentales. Surtout en Europe, les attentats terroristes et les flux apparemment sans fin de migrants ont réorienté les priorités des diplomates au Moyen-Orient. Le soutien aux soulèvements populaires a rapidement disparu, laissant les manifestants seuls face aux régimes répressifs auxquels ils espéraient mettre fin.
Et bien que la monarchie de Jordanie ait mis en place une série de réformes du système électoral qui devrait théoriquement ouvrir la porte à des partis politiques organisés plutôt qu’à de simples chefs tribaux, ces réformes n’étaient pas vraiment conçues pour provoquer un changement. En fait, les dernières élections ont été parmi les moins démocratiques de l’histoire récente de la Jordanie et ont valu à la Jordanie un changement de statut de « partiellement libre » à « non libre » selon le classement de Freedom House pour 2021 et 2022.
Conclusion
En résumé, les Britanniques ont nommé la dynastie Hashémite pour diriger la Jordanie, sachant parfaitement qu’un dirigeant autocratique et des accords tacites maintiendraient leur influence dans la région. La nouvelle monarchie a rapidement conclu un pacte avec les dirigeants tribaux pour assurer leur loyauté – un pacte qui a été nourri pendant des décennies en excluant tout autre acteur du discours politique. Tout parti politique suffisamment bien organisé pour menacer la règle autocratique du Roi était ensuite opprimé sous prétexte d’être supposément extrémiste – une rhétorique qui a résonné auprès de la communauté internationale. L’argument de l’instabilité régionale a également réussi à mettre fin au soutien international au Printemps arabe de la Jordanie et aux milliers de Jordaniens qui sont descendus dans les rues pour protester contre le règne autocratique de la monarchie et les réseaux tribaux de corruption.
Et pourtant, lorsqu’on discute aujourd’hui du manque de démocratie en Jordanie, nous négligeons commodément (consciemment ou non) la responsabilité des gouvernements et des diplomates occidentaux dans la mise en place de ce système autocratique il y a 100 ans et dans l’entretien de ce même système au cours de la dernière décennie.
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