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Depuis maintenant plusieurs siècles, la neutralité de la Suisse constitute un élément central de l’identité helvétique. Trouvant un ancrage à la fois historique, juridique et politique elle a joué, et joue encore un rôle important dans la diplomatie mondiale. Dans ce cadre, son objectif principal est la promotion de la paix autour du globe. Face aux défis politiques contemporains, sa survie n’est pas chose aisée pour notre petit pays alpin.

Une brève histoire

La neutralité suisse est évoquée pour la première fois dans une déclaration de la Diète fédérale, en 1674. À ce moment, la France occupe la Franche-Comté : la Confédération, après avoir connu les tensions géopolitiques causées par la guerre de Trente ans, décide d’adopter une politique de non-belligérance.

En 1798, la Suisse subit l’invasion des troupes françaises, provoquant la chute de l’Ancienne Confédération et annihilant toute indépendance acquise jusque-là. La France reconnaît malgré tout la neutralité helvétique, mais se garde la possibilité de choisir quand et de quelle manière celle-ci s’applique. Une fois libérée du joug français, la Confédération déclare son indépendance et sa neutralité le 13 novembre 1813. Lors du Congrès de Vienne de 1815, la « neutralité perpétuelle » est reconnue au niveau international pour la première fois. Au niveau national, la neutralité est réaffirmée lorsque l’État fédéral est créé, en 1848.  C’est en 1907 que la première codification du droit de neutralité voit le jour, dans le contexte de la Conférence de la paix de la Haye. La Convention de la Haye de 1907 consacre le droit de neutralité maritime et terrestre. Seulement sept années plus tard, la Première Guerre mondiale éclate. La Suisse parvient alors à conserver sa neutralité tout au long du conflit.

Une étape majeure de l’évolution de la neutralité helvétique est franchie lors de son adhésion à la Société des Nations, le 13 février 1920. En effet, l’entrée de la Suisse dans la SDN lui permet d’obtenir à nouveau une reconnaissance internationale de sa neutralité. Celle-ci est ensuite préservée lors de la Seconde Guerre mondiale, et perdure jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, la reconnaissance de notre neutralité nous a permis de développer un modèle unique et diplomatiquement attractif pour la communauté internationale.

Carte postale publiée pendant la Première guerre mondiale, insistant sur les missions humanitaires menées par la Confédération

Caractéristiques helvétiques

Sans compter la Suisse, le continent européen compte aujourd’hui cinq États neutres : l’Autriche, l’Irlande, Malte, la Moldavie ainsi que la Serbie. Mais la notion de neutralité n’est pas invariable : certaines caractéristiques nous distinguent des autres pays concernés.

Premièrement, notre neutralité est permanente, et ceci depuis 1815 : aucun autre État ne pratique la neutralité depuis aussi longtemps. Cette permanence implique non seulement le respect sur le long terme de la neutralité, mais aussi sa reconnaissance par le droit international. Par conséquent, la Suisse jouit d’un statut juridique spécial au sein de la communauté internationale. En Europe, seule l’Autriche jouit d’un statut similaire.

Ensuite, notre neutralité est armée : nous sommes donc prêts à défendre notre indépendance et notre territoire en cas d’ingérence. La neutralité Suisse est aussi librement choisie. Cela signifie qu’elle n’est liée par aucun traité la contraignant à rester neutre, et qu’elle peut décider unilatéralement d’abandonner sa neutralité sans manquer à ses obligations.
Pour finir, la neutralité helvétique n’est pas une neutralité dite d’opinion. Dès lors, la Suisse en tant qu’État ainsi que tous ses citoyens et citoyennes ont le droit de s’exprimer, voire de prendre position au sujet d’événements internationaux.

En Suisse, la neutralité est considérée comme un instrument, et non comme une fin en soi. Cela explique notamment pourquoi elle n’est pas explicitement consacrée par la Constitution fédérale, mais que les objectifs poursuivis par la Confédération le sont (art. 2 Cst.).

Droit et politique de la neutralité : deux notions distinctes

Alors même que le droit et la politique sont deux aspects intrinsèquement liés de la neutralité, ils n’en demeurent pas moins très différents.

Le droit de la neutralité englobe les droits et obligations imposés aux États neutres dans le contexte de conflits armés entre d’autres États. Ces droits et obligations sont donc consacrés par le droit international au travers de la convention de La Haye, des dispositions pertinentes du droit humanitaire, et également de la coutume internationale. L’État neutre bénéficie notamment du droit à l’inviolabilité de son territoire sur terre, en mer ou encore dans l’air. Il est aussi en droit de s’opposer à toute ingérence, ceci en utilisant la force si besoin. En parallèle, il a l’obligation de ne pas participer aux conflits armés internationaux, de garantir son intégrité territoriale, ou encore de s’abstenir, en temps de paix, de conclure des engagements susceptibles de violer le droit de la neutralité.

La politique de neutralité, quant à elle, regarde l’ensemble des mesures visant à assurer le crédibilité et l’efficacité de la neutralité. Elle relève alors du bon vouloir des États neutres, ceux-ci bénéficiant d’une large marge de manœuvre dans son application. Par conséquent, elle est moins « rigide » que le droit de la neutralité, fixé depuis 1907 : la politique de neutralité nous permet donc de nous adapter aux changements de circonstances. En Suisse, la politique de neutralité se pratique principalement dans le cadre de notre politique extérieure de sécurité, et constitue alors un complément essentiel au droit de la neutralité.

La neutralité helvétique en pratique : un instrument diplomatique

Comme mentionné précédemment, notre neutralité est un instrument de politique extérieure, et non une fin en soi.

En Suisse, nous visons à « soulager les populations dans le besoin et à lutter contre la pauvreté ainsi qu’à promouvoir le respect des droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles ». Ces objectifs, consacrés à l’article 54 alinéa second de la Constitution fédérale, ne seraient envisageables sans la crédibilité dont la Suisse jouit sur la scène internationale. Cette crédibilité est une conséquence directe de la neutralité permanente.

En pratique, la promotion de la paix se fait au moyen des bons offices. Ceux-ci renvoient à toutes les initiatives prises par la Suisse qui visent un règlement pacifique des conflits armés internationaux. Les bons-offices reposent sur trois piliers : la médiation et la facilitation, les mandats de puissance protectrice ainsi que l’État hôte.

La Confédération est perçue comme une médiatrice compétente et efficace dans le monde entier : neutralité rime alors avec impartialité. Comme l’affirmait Mme Calmy-Rey, ancienne conseillère fédérale chargée des affaires étrangères, « on ne prend pas parti pour l’un ou pour l’autre, on prend parti du droit ». En effet, la Suisse est souvent sollicitée pour la résolution des conflits armés internationaux, notamment grâce au regard neutre qu’elle peut apporter. À titre d’exemple, deux conférences internationales ont été organisées par la Suisse dans le contexte de la guerre d’Irak de 2003. Celles-ci visaient à coordonner l’aide humanitaire, encourager l’échange d’informations ainsi que la recherche de solutions au conflit. Le mandat de puissance protectrice est un outil de représentation d’intérêts étrangers : il permet le maintien du dialogue entre des États qui auraient pour tout ou partie rompu leurs relations diplomatiques. Le mandat est dit protecteur car il charge la Suisse de protéger les ressortissants de chaque pays concerné sur le territoire de l’autre.

Enfin, la Suisse joue un rôle d’État hôte dans la mesure où elle abrite conférences et dialogues portant sur la promotion de la paix et la résolution de conflits. En juin 2024, à la demande de Kiev, la ville de Bürgenstock (NW), accueillera une conférence internationale sur la paix en Ukraine. Celle-ci vise à encourager les dialogues au sujet d’une résolution du conflit en cours. Selon le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), une centaine d’États sont conviés à l’événement. La Fédération de Russie sera elle absente de l’évènement.

La neutralité face au contexte international actuel

Dans son rapport sur la politique extérieure de 2021, le Conseil fédéral mentionne le commencement d’une « ère nouvelle ». Par ceci, il entend les frictions croissantes entre les grandes puissances mondiales, une inclination au réarmement militaire ou encore une diminution de la coopération internationale principalement due à la crise sanitaire. Le contexte international actuel défie l’instrumentalisation de la neutralité suisse.

Parmi les éléments perturbateurs de la paix globale, l’invasion de l’Ukraine par la Russie est un facteur dominant depuis 2021. Ce conflit, comme nous avons pu le constater, a ravivé les débats autour de la neutralité suisse. Pouvons-nous adopter des sanctions à l’encontre de la Fédération de Russie ? Qu’en est-il de l’exportation d’armes en Ukraine ? Certains se sont même demandé si nous pouvions encore considérer la Suisse comme État neutre. Selon René Felber, ancien conseiller fédéral chargé des affaires étrangères, « la lâcheté et la faiblesse ne sont pas synonymes de neutralité ». En d’autres termes, prendre fermement position au sujet d’un conflit armé international ne va pas à l’encontre du principe de la neutralité suisse (car notre neutralité n’est pas une neutralité d’opinion). Ainsi, la condamnation des actions de la Russie par le Conseil fédéral ne paraît donc pas incompatible avec l’idée de neutralité.

L’adoption de sanctions a elle aussi suscité de vives discussions. Il faut alors insister sur le fait que la coopération européenne en matière de sécurité reste une priorité pour la Confédération : la neutralité n’est pas une garantie absolue contre les menaces extérieures. Par conséquent, une solidarité transfrontalière sur les affaires sécuritaires est nécessaire. Selon le Conseil Fédéral, elle l’est d’autant plus depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine :« faire cavalier seul […] n’est pas une solution viable ». Dans la même lancée, il est important de préciser que le droit de neutralité suisse n’exclut pas de collaboration étroite avec des organisations internationales telles que l’UE ou l’OTAN, même si, évidemment, une adhésion à l’OTAN est impossible si nous souhaitons rester un État neutre.

La neutralité helvétique, élément de tradition et de coopération internationale, ou encore instrument diplomatique est aujourd’hui au cœur de conversations animées. Rien ne nous assure qu’au vu de la situation diplomatique internationale, notre neutralité restera inchangée. Mais nous ne sommes pas prêts à abandonner ce modèle politique, soutenu par environ 9 suisses sur 10 en 2022.

Sources :

https://www.rts.ch/info/dialogue/2024/article/la-neutralite-suisse-a-t-elle-encore-du-sens-28411573.html

https://www.rts.ch/info/suisse/13365918-face-a-la-guerre-en-ukraine-le-conseil-federal-veut-renforcer-sa-cooperation-avec-lotan.html

https://www.monde-diplomatique.fr/2023/09/SCHEIDLER/66058#partage

https://www.swissinfo.ch/fre/geneve-internationale/la-neutralit%c3%a9-suisse-son-droit-sa-politique-et-ses-d%c3%a9fis/48556306

https://www.eda.admin.ch/content/dam/eda/fr/documents/aussenpolitik/voelkerrecht/20221026-neutralitaetsbericht_FR.pdf

https://www.eda.admin.ch/missions/mission-eu-brussels/fr/home/dossiers-prioritaires/neutralitaet-der-schweiz.html

https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1999/404/fr

https://www.files.ethz.ch/isn/87121/OIF-Mediation_et_Facilitation_dans-les_processus_de_paix_15-17_Fev_2007.pdf

https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2022/366/fr

https://www.rts.ch/info/suisse/2024/article/la-suisse-va-organiser-une-conference-sur-la-paix-en-ukraine-les-15-et-16-juin-28465228.html

https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/dossiers/konferenz-zum-frieden-ukraine.html

Politorbis (Revue périodique de politique étrangère), Suisse-Proche-Orient : Perspectives historiques et politique actuelle, n°35, 2004.

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