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Les liens entre la Suisse et la Russie sont le résultat de plus de deux siècles d’histoire riche en évènements complexes, marqués par plusieurs périodes de rupture. En raison d’une asymétrie évidente entre les deux entités, lUnion soviétique (URSS) a largement contribué à façonner la Suisse contemporaine. Ce texte vise à synthétiser la dynamique des relations en exposant les événements historiques clés afin de mieux comprendre les relations entre Berne et Moscou.

 

La Suisse dans l’imaginaire russe

Les relations entre Berne et Moscou reposent sur un réseau d’échanges politiques, économiques, culturels et scientifiques, auxquels la société civile participe activement. Au début du 18ième siècle, plus de 20 000 Suisses sinstallent dans lEmpire russe. Ces              « Russlandschweizer » (un terme allemand pour dire « les Suisses en Russie »), qui incluent des officiers, des précepteurs, des gouvernants, des savants, des architectes, des théologiens, des médecins, des fromagers, des commerçants et des industriels, forment des communautés prospères non seulement dans les grandes villes russes, mais également en Crimée et en Bessarabie. Leur présence contribue à façonner la perception de la Suisse et à alimenter limaginaire russe. De plus, le passage de larmée dAlexandre Souvorov par le col du Gothard en 1799 renforce l’attrait pour les Alpes suisses auprès de la population russe. Du point de vue des autorités russes, la Suisse représente un élément stratégique essentiel pour maintenir l’équilibre en Europe.

Le nouvel ordre mondial du Congrès de Vienne

En 1814, à la fin des guerres napoléoniennes et en vue du Congrès de Vienne, Alexandre Ier envoie Jean Capo dIstria auprès de la Diète fédérale. Ce dernier, œuvrant diplomatiquement en Suisse depuis 1813 afin de contrer linfluence française, contribue à la rédaction du Pacte fédéral de 1814 et défend non seulement lunité, mais aussi lindépendance et la neutralité de la Suisse, étendue au Valais, à Genève et à Neuchâtel. Les événements marquants de 1848 dans toute l’Europe, notamment les révolutions libérales et nationalistes, entraînent une première rupture des relations. Le très conservateur Nicolas Ier met fin aux échanges diplomatiques avec Berne. Son successeur, Alexandre II, reconnait cependant le Conseil fédéral comme le gouvernement légitime de la Suisse. Néanmoins, il exprime des regrets quant à la séparation de Neuchâtel de la monarchie prussienne de 1856.

Pendant la seconde moitié du 19ème siècle, la Confédération suisse met en place une politique d’asile libérale, dont bénéficient de nombreux opposants au régime tsariste, ce qui complique les relations entre les deux entités sans pour autant les interrompre. Bien que les exilés politiques trouvent refuge dans le pays alpin, les autorités et la presse suisses ternissent leur image, notamment au début de la révolution bolchevique en 1917 et lors de la grande grève générale de novembre 1918. Par la suite, une série d’événements controversés surviennent, tels que lexpulsion de la mission soviétique, le pillage de la légation suisse à Petrograd et lassassinat de son caissier, ainsi que la ruine économique des 6 000 Suisses établis en Russie. Le fossé de haine et de méfiance entre les deux États se creuse en 1923 après quun Suisse établi en Russie, Maurice Conradi, ait assassiné un observateur soviétique lors de la conférence de Lausanne. Son acquittement incite la Russie à lancer officiellement un boycott total contre la Confédération. Quatre ans plus tard, un bref apaisement des relations met fin au boycott sans pour autant rétablir les relations diplomatiques. Au contraire, la peur de lexpansion communiste conduit la Suisse à adopter, le 2 décembre 1932, un décret interdisant lemploi de personnes appartenant à des organisations communistes dans ladministration fédérale. Cette mesure s’ajoute à une série de mesures prises le 3 novembre 1936 contre les activités communistes, suivi de l’interdiction officielle des partis communistes dans plusieurs cantons dans un premier temps, puis au niveau fédéral en 1940. La méfiance, le manque de reconnaissance et l’anticommunisme quasi-officiel empêchent tout rapprochement significatif entre les deux pays pendant l’entre-deux-guerres.

La Seconde Guerre mondiale

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les relations ne saméliorent pas. Un blocage des avoirs soviétiques déposés à la Banque nationale et dans les banques privées est instauré. Ce nest quen 1945 que le Conseil fédéral lève cette sanction. Le ministre des Affaires étrangères, Max Petitpierre, s’engage alors à entreprendre une réelle amélioration des relations avec le vainqueur à lEst. Selon le nouveau chef de la diplomatie suisse, ce dégel est un acte nécessaire afin d’établir un premier pas vers la normalisation des relations.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question des internés se pose également : 10 000 prisonniers de guerre et travailleurs forcés soviétiques ayant fui les forces nazies pour se réfugier en Suisse. Certains dentre eux refusent de retourner en Union soviétique. Le Kremlin exige spécifiquement lextradition dun réfugié politique et d’un déserteur en échange de cinq diplomates suisses privés de retour. En 1945, par crainte de compromettre la normalisation des relations, le Conseil fédéral cède à la pression et procède à l’échange.

Cette étape significative ouvre la voie aux négociations sur la reprise des relations. Le ministre suisse et diplomate Eduard Zellweger initie des pourparlers avec lambassade soviétique à Belgrade par le biais d’un échange de notes diplomatiques le 18 mars 1946. Les diplomates soviétiques adoptent une position rigide et demandent des excuses de la part du gouvernement suisse pour sa politique antisoviétique. Après une première hésitation, le conseiller fédéral Petitpierre consent à cette demande en reconnaissant l’hostilité adoptée antérieurement par le Conseil fédéral et en officialisant la volonté d’améliorer les relations futures. Désormais, un envoyé diplomatique suisse peut être désigné pour Moscou : Hermann Flückiger.

Les deux interventions du Pacte de Varsovie

 La Confédération réussit ainsi à rétablir des relations avec l’un des grands vainqueurs de la guerre. Elle consolide même ces liens à travers un accord commercial conclu en mars 1948. Cependant, elle demeure ébranlée en raison des positions fermes et des demandes parfois humiliantes de Moscou. Pendant toute la période de la Guerre froide, les liens sont marqués par une méfiance générale. Lanticommunisme devient même un élément inhérent à lidentité helvétique. Les actions répressives menées par Moscou, notamment lintervention armée à Budapest par les membres du Pacte de Varsovie (à lexception de la Roumanie), alimentent la peur rouge, qui se manifeste devant lambassade soviétique à Berne. Cette scène se reproduit en 1968 à la suite de lintervention soviétique à Prague. Dans ces deux cas, Moscou reproche une nouvelle fois à la Suisse de manquer à sa neutralité en la qualifiant d’État inamical.

La chute du mur de Berlin

La chute du mur de Berlin est observée en Suisse avec intérêt. Cependant, l’ambiance festive laisse rapidement place à une certaine gêne. De nombreux individus ne savent pas comment réagir à la fin de la Guerre froide et surtout sur quelle base établir les nouvelles relations avec Moscou et les anciennes républiques. À Berne, au sein du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), des spécialistes réfléchissent initialement à la meilleure attitude à adopter. Ils préconisent ensuite de ne pas tarder à reconnaître les pays issus de l’ex-URSS, mais seulement une fois qu’il est certain qu’un point de non-retour est atteint. Cette hésitation se traduit par une certaine réserve. Bien que le 10 novembre 1989, le président de la Confédération Jean-Pascal Delamuraz souligne la réaction positive de la Suisse aux événements en Allemagne de lEst, son collègue René Felber, chef de la diplomatie, juge important de ne pas faire de déclaration officielle, ce qui provoque une forte critique de la part du Parlement et de la presse.

Les réflexes développés dans les moments critiques de la Guerre froide s’ancrent dans la politique suisse et mettent du temps à se dissiper. Dans les années 70, Berne observe encore avec une certaine inquiétude la présence de chars soviétiques au-delà du Lac de Constance. Même à la fin des années 1980, des experts suisses de renom en stratégie sont encore persuadés que la « perestroïka », c’est-à-dire la politique d’ouverture de l’Union soviétique, fait en réalité partie de la guerre psychologique contre lOccident. Quant à la droite anticommuniste, malgré les bonnes nouvelles en provenance de Berlin et de lEst de lEurope, elle reste la plus méfiante.

Le 19 août 1991, en raison du coup d’État lancé à Moscou par la ligne dure du parti communiste afin d’écarter Gorbatchev du pouvoir, les espoirs de voir une Russie stable et fiable se dissipent. Quelques jours plus tard, le président de la Confédération, Flavio Cotti, informe les présidents estonien, letton et lituanien que la Suisse établira des relations diplomatiques complètes avec les républiques baltes indépendantes.

Une autre étape importante de la restructuration des relations se concrétise à la fin de lannée 1991. Après seulement deux jours de délibération, le Conseil fédéral suisse tient une conférence téléphonique, à la demande du DFAE, pour discuter de la reconnaissance de la Communauté des États indépendants (CEI) qui regroupe les anciennes républiques soviétiques. Le 21 décembre 1991, la Suisse signe l’accord d’Alma Ata et reconnaît ainsi la CEI, ce qui ouvre la voie à l’établissement de relations diplomatiques internationales avec la Fédération de Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan.

Malgré sa brève hésitation, la Suisse est lun des premiers pays dEurope occidentale à reconnaître officiellement lexistence de ces États. Elle reçoit ainsi beaucoup de louanges de la part des anciennes républiques soviétiques, mais aussi de la part des Européens. Dautre part, elle sait également en profiter. En effet, la Suisse bénéficie financièrement de l’émergence de ces nouveaux pays sur la scène internationale. Après son adhésion aux institutions de Bretton Woods, Berne cherche à obtenir une position confortable au sein des conseils d’administration de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI), deux institutions dune grande importance pour la Suisse afin davoir un accès privilégié au marché financier et de pouvoir renforcer sa prospérité. Cependant, ce nest pas une chose aisée. Sur le plan institutionnel, le droit de vote est proportionnel à la part en capital du FMI et de la BM. Il faut donc négocier une quote-part importante afin de peser à Washington. Dautre part, sur le plan interne, il faut se montrer convaincant face aux sceptiques tiers-mondistes et nationalistes. Se forme alors un groupe présidé par la Suisse et nommé « Helvétistan », composé de la Pologne, de lAzerbaïdjan, de lOuzbékistan, du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan et du Turkménistan. Un groupe sur lequel Berne a pu sappuyer pour revendiquer son siège dadministrateur, quelle obtient finalement en 1992.

Développement des relations dans les années 2000

Au début des années 2000, encore difficiles pour l’ensemble de lespace post-soviétique, les relations entre la Suisse et la Fédération de Russie se développent dans les domaines de la diplomatie, de lhumanitaire, de l’économie, du militaire et de la culture. Depuis le discours de Vladimir Poutine en 2007 à Munich, moment crucial marquant un tournant dans la politique étrangère russe visant à redonner à la Russie un statut incontournable sur la scène géopolitique internationale, la Suisse souhaite orienter ses priorités à lEst et intensifier ses efforts vis-à-vis de Moscou sur la base dune réelle complémentarité diplomatique et économique. En 2009, cela se traduit par une réelle volonté dapaiser les tensions dans le conflit opposant la Russie à la Géorgie à travers ses bons offices. La même année, la visite du président Dmitry Medvedev marque également une étape dans ce rapprochement.

Dans l’optique de ce rapprochement prioritaire entre Berne et Moscou, la Suisse néglige la complexité et la diversité de l’aire post-soviétique. Depuis la dissolution de lURSS, la Suisse met en place des programmes de soutien pour accompagner les anciennes républiques vers la démocratie et l’économie de marché sans prendre en compte la dureté de la transition et les différences importantes entre les nouveaux États. Elle réalise que, contrairement à ce qui était largement admis, ces nations ne forment pas un bloc uniforme. Le député socialiste Hans-Jürg Fehr tente dattirer lattention du Conseil fédéral sur ce problème en mars 2011 à travers une motion demandant la réorientation de sa stratégie dans le groupe Helvétistan et la révision de la nature de ses relations avec les différents États. La demande ne reçoit pas de suite concrète.

Crise ukrainienne

Les relations se détériorent en février 2014 dans le contexte de la révolution de la dignité, également appelée révolution de Maïdan. À la même période, la Suisse assure la présidence de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), ce qui ne permet toutefois pas de freiner la montée de la violence et d’empêcher lannexion de la Crimée par Moscou au mois de mars. Depuis, la Confédération adopte une position distante et fait preuve de retenue, en annulant les visites officielles et en interrompant la coopération militaire avec le Kremlin. De plus, jusqu’en 2021, elle octroie à l’Ukraine une assistance d’une valeur totale de 250 millions de francs, dont 41,5 millions ont été alloués à des projets d’aide humanitaire, selon la Direction du développement de la coopération (DDC).

Linvasion à grande échelle de lUkraine par larmée russe le 24 février 2022 vient à nouveau dilapider les anciens efforts diplomatiques. La Suisse « condamne dans les termes les plus forts linvasion russe de lUkraine » et appelle Moscou à cesser « immédiatement lagression militaire », communique le DFAE le jour même. Après 4 jours de réflexion, le Conseil fédéral décide de reprendre les sanctions de lUE contre la Russie de sorte à renforcer leur impact. Un nouveau paquet de sanctions européen entre en vigueur en Suisse en mars 2024. Parallèlement, entre linvasion et février 2024, le soutien de la Confédération à la population ukrainienne affectée par la guerre sintensifie et s’élève jusqu’à environ 3 milliards de francs.

Pour le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, la Suisse est passée dun pays neutre à un pays « ouvertement hostile » envers la Russie. Elle ne serait donc pas adaptée aux négociations sur le conflit ukrainien. Ces déclarations font notamment référence à la conférence de paix organisée par la Suisse en juin 2024 au Bürgenstock.

Aporie suisse

Au XXème siècle, la Suisse sest préoccupée d’établir des relations cordiales avec Moscou plus par crainte et intérêts sécuritaires que par un réel un intérêt économique ou culturel. Lasymétrie entre les deux pays et le renforcement de lURSS ont clairement contraint la Suisse à traiter avec le Kremlin malgré des positions totalement opposées, ce qui explique les nombreux contentieux. À la dissolution de lURSS, la Suisse a rapidement traité avec les nouveaux États, mais elle na pas anticipé lhétérogénéité de ces derniers et a appliqué de manière détachée et uniforme sa politique étrangère. En prenant du recul et en observant la dynamique des relations entre Berne et Moscou sur plusieurs décennies au cours du XXème siècle, nous pouvons relativiser et admettre que leurs relations actuelles ne sont pas nécessairement pires. Cependant, avec l’invasion de l’Ukraine, la Russie ravive danciens réflexes et force Berne à se distancier à nouveau du Kremlin. Même pour les défenseurs dune neutralité suisse stricte, il devient difficile de maintenir une position passive dans un monde en transition vers un ordre multipolaire. La Suisse na peut-être tout simplement plus le luxe de soffrir une position confortable à labri des conflits et enjeux de notre monde moderne, alors quelle se trouve au cœur dun petit continent vieillissant cherchant à peser et faire front commun. Nous pouvons imaginer les pressions énormes exercées sur Berne, qui ne sont pas nécessairement visible du grand public. En raison de lobligation de composer avec plusieurs acteurs à différents niveaux et de satisfaire le plus grand nombre possible, la tâche du Conseil fédéral nest pas aisée.

Sources:

Images : Wikimedia Commons

 

 

 

 

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