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La limite entre ingérence politique et contrainte légale d’une décision judiciaire est parfois assez fine, et à plus forte raison encore pour ce qui concerne les décisions émises par des instances internationales. La Suisse, pays dont près de 80% de la consommation finale d’électricité provient d’énergies renouvelables, a été condamnée pour inaction climatique devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le mardi 9 avril 2024. Défini comme un arrêt historique par la plupart des médias européens, la résolution de la Grande Chambre aura été adoptée presque à l’unanimité par 16 sur 17 des juges présents lors des délibérations, et entrera d’ailleurs dans la jurisprudence de la Cour.

En Suisse, les contestations ne se sont pas fait attendre. Et si la présidente des Verts, Lisa Mazzone, a salué les dispositions de l’arrêt comme « d’importance comparable à l’Accord pour le Climat », le conseiller national PLR Damien Cottier ainsi que l’UDC fribourgeois Nicolas Kolly ont évoqué l’idée d’un diktat politique imposé par la CEDH, faisant planer sur la fédération helvétique le vieux fantôme des juges étrangers. La toute nouvelle jurisprudence de la Cour, cependant, mis-à-part pour ce qui est des 80 000 euros que devra payer Berne en guise de frais de justice, ne s’appliquera pas moins aux autres membres du Conseil de l’Europe qu’à la Suisse.

Les conséquences d’une juridiction contraignante

Composée exclusivement de femmes de plus de 63 ans et domiciliées en Suisse, l’Association Aînées pour le Climat est un groupe d’intérêt public, fondé en 2016 avec le soutien de Greenpeace, qui a fait recours auprès de le CEDH le 26 novembre 2020 contre la Confédération. Pour l’association, la Suisse ne s’est pas conformée aux engagements pris lors de la ratification des Accords de Paris. Elle estime d’ailleurs que les manquements de la Confédération en matière de durabilité climatique ont impacté le bien-être et la santé de ses membres, dont l’âge les rend particulièrement sensibles à la dégradation de l’environnement. Cet élément, qui fait le lien entre conséquences du changement climatique sur l’individu et responsabilité de l’État, est l’élément qui de fait a permis au groupe, engagé dans la lutte pour la durabilité environnementale, de justifier le recours à une juridiction historiquement impliquée dans la défense des droits de l’homme. L’appel, effectivement, a été reçu et satisfait en vertu de l’article 8.2 de la CEDH, selon lequel l’État est en devoir de protéger la santé, le bien-être et la qualité de vie des personnes. L’insuffisance en matière climatique du Conseil Fédéral, donc, selon la Grande Chambre, a porté préjudice aux conditions d’existence que la Suisse devrait garantir à l’ensemble de sa population.

L’arrêt de la Cour, cependant, ne porte pas tant sur l’impact environnemental direct de la Suisse, mais plutôt sur l’implémentation d’un plafond national d’émissions de gaz à effet de serre. Il engage la Confédération transalpine ainsi que les autres pays membres du Conseil de l’Europe à établir des objectifs précis en matière d’émissions : un budget carbone par exemple, ainsi qu’un mécanisme de suivi qui garantisse l’exécution des objectifs en question. Contrairement aux Accords de Paris, qui ne prévoient aucune instance supranationale d’examen des politiques nationales ni aucun tribunal, les dispositions émises par la CEDH ont valeur de loi : elles sont étroitement monitorées par le Comité des Ministres (l’organe du Conseil de l’Europe composé des ministres des affaires étrangères membres) tandis que toute défection implique, potentiellement du moins, et en dernier recours, la mise en place de contremesures diplomatiques et économiques de la part des autres pays membres. La mise en place d’un budget carbone, ou de tout mécanisme similaire, ainsi que les étroites obligations qui en dérivent en matière de politique climatique deviennent depuis le 9 avril une restriction légale pour l’ensemble des adhérents au Conseil de l’Europe et tout particulièrement pour ce qui concerne la Suisse, vis-à-vis de laquelle une condamnation vient d’être prononcée et qui fera l’objet dans les prochains mois d’une supervision poussée.

À la veille de l’éventuelle nomination d’Alain Berset à la présidence du Conseil de l’Europe, quoi qu’il en soit, l’étonnement provoqué en Suisse par la sentence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme paraît tout à fait fondé. D’autant plus pour un pays au sein duquel les combustibles fossiles représentent à peine 2% de la consommation d’électricité, et dont l’initiative des Alpes des années 90 représentaient une des premières mobilisations politiques d’envergure en matière d’environnement à l’échelle européenne.

Pour les 46 membres du Conseil de l’Europe, la voie est ouverte à d’autres contestations

L’arrêt du Tribunal, en plus de reprocher à la Suisse de ne pas avoir su établir de limites à ses émissions polluantes, l’a réprimandé quant à la violation de l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. La juridiction helvétique n’aurait apparemment pas garantie aux plaignantes un procès équitable, les contraignant à recourir à une Cour supranationale – rapellons que la CEDH est une instance de dernier recours.

Que conteste précisément la Cour ? L’Associations des Aînées pour le Climat avait déjà saisi en 2016 les autorités suisses afin de solliciter, en vertu de la ratification des Accords de Paris, des actes matériels concrets en faveur du climat. Un an plus tard, le DETEC (Département fédéral de l’environnement, des Transports, de l’Énergie et de la Communication), avait déclaré l’action irrecevable en vertu du fait que les requérantes, qui poursuivaient un intérêt public d’ordre général, n’étaient pas directement lésées par le changement climatique et leur demande ne pouvait donc pas donner de suite. Cette même conclusion a ensuite été réitérée par la Tribunal fédéral en 2018.
Pour les juges de la Grande Chambre, le pouvoir judiciaire Suisse est condamnable pour ne pas avoir pris au sérieux les préoccupations climatiques des plaignantes. Ils discutent notamment la conclusion du DETEC et du Tribunal fédéral, selon qui les membres de l’Association à l’origine de la procédure légale n’ont pas été touchées de façon directe par le réchauffement climatique : selon la CEDH, la santé des requérantes au contraire était bel et bien exposée à une situation environnementale précaire (en vertu par ailleurs de leur âge), un tel contexte aurait alors dû rendre légitime leur saisie des juridictions nationales compétentes.

En vertu de la violation de l’article 6 de la CEDH par la Suisse, la Cour supranationale a également établi dans son arrêt une marche à suivre devant s’appliquer, en cas de plainte similaire à celle des Aînées, à toutes les juridictions nationales sujettes au Conseil de l’Europe. Comme l’a paraphrasé l’avocat valaisan Sébastien Fanti, «si j’arrive à prouver que l’air de ma ville est pollué, que rien n’a été fait pour lutter contre cette pollution et que je perds ainsi cinq ans de ma vie, je pourrais me retourner contre l’État et demander des dommages et intérêts. »

Pas d’ingérence politique, mais de dures conséquences

Si le processus politique à l’œuvre en matière de climat, dans les différents pays sujets à la CEDH, n’est pas ingéré par l’arrêt du 9 avril, il n’en est pas moins vrai que les conséquences politiques de sa jurisprudence existent.

À l’échelle de la Suisse, la décision du Tribunal marque un tournant dans la croissante judiciarisation politique du pays. Au même titre que l’arrêt de la CEDH de 2012 sur le renvoi des criminels étrangers, qui avait fortement renforcé au sein de la jurisprudence fédérale le principe de primauté du droit international, ce récent épisode pourrait ultérieurement renforcer le pouvoir du Tribunal Fédéral en matière de révision des politiques publiques. En effet, la tension croissante entre politiques fédérales et accords bilatéraux et multilatéraux, provoquée par l’internationalisation du processus décisionnel suisse et de ses conséquences, légitime de plus en plus le pouvoir judiciaire à bloquer ou à demander la révision de telle ou telle législation. Et bien que le Tribunal Fédéral n’effectue pas en Suisse de contrôle constitutionnel contraignant et reste donc moins fort que dans d’autres pays, des épisodes similaires à celui du 9 avril accentuent le rôle du pouvoir judiciaire. Cette judiciarisation des politiques publiques, étant donné que les tribunaux peuvent seulement bloquer des lois mais n’ont pas le pouvoir d’en faire, mène à une tendance asymétrique vers la dérégulation. Cette dérégulation se manifeste comme un problème affectant les autres États européens, que vient aujourd’hui encourager la CEDH.

Une autre problématique est celle de la pression exercée sur les différents pays membres du Conseil de l’Europe par les dispositions d’avril (Conseil de l’Europe qui, rapellons-le, est extrêmement hétérogène dans sa composition, allant de l’Azerbaïdjan à l’Islande, en passant par la Turquie). Les exigences en matière climatique tout nouvellement établies par la CEDH, telles que l’adoption d’un budget carbone ou l’obligation pour les pays à indemniser les effets du réchauffement climatique sur la santé, ne tiennent pas compte de la disponibilité financière des pays, de leur degré de développement économique ni du secteur duquel elles dépendent le plus. Imposer indistinctement à ces états de hauts standards en matière d’émission de CO2, même de manière indirecte, poussera manifestement à la défection de nombre de gouvernements vis-à-vis du cadre multilatéral du Conseil de l’Europe.

Sources :

Image : Wikimedia Commons

https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-90221.html#:~:text=L’électricité%20produite%20en%20Suisse,mix%20de%20production%20suisse%202021

https://www.rts.ch/info/suisse/2024/article/la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-condamne-la-suisse-pour-inaction-climatique-28463613.html

https://70.coe.int/pdf/convention_fra.pdf

https://hudoc.echr.coe.int/eng-press#{%22itemid%22:[%22003-7919434-11026190%22]}

 

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