La présidente moldave, Maia Sandu, était mercredi 18 octobre en visite officielle en Suisse. À Berne, trois nouveaux protocoles ont été signés pour resserrer encore un peu plus les liens entre la Suisse et la Moldavie. Depuis le début du conflit en Ukraine, un rapprochement s’est effectué entre les deux pays. Au moins quatre rencontres présidentielles ont été organisées en seulement deux ans. Celles-ci ont notamment conduit à la conclusion d’un accord de libre-échange, ainsi qu’au déblocage de 26 millions de francs d’aide d’urgence destinés à aider l’État moldave face à l’afflux de réfugiés ukrainiens, qui sont aujourd’hui plus de 100’000 à avoir trouvé refuge en Moldavie.
Ce petit pays, situé à l’intersection des intérêts russes et occidentaux, se trouve désormais en première ligne du conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie. Toutefois, nous avons tendance à oublier qu’il l’était déjà depuis plus de 30 ans. Nous allons ici traiter le cas trop peu abordé de ce pays composé de 2.6 millions d’habitants en exposant brièvement son modelage par l’Union soviétique au cours du XXème siècle, pour finalement aboutir à une explication de la présence russe en Transnistrie, une fine bande de terre de 4163 km2 à l’intérieur de la Moldavie à la frontière ukrainienne.
D’un point de vue historique, la Transnistrie peut être considérée comme un produit des rivalités russes et roumaines. Elle est le résultat des politiques de russification de l’Union soviétique. Les origines remontent en 1924 lors de la création par les bolcheviks de la République socialiste soviétique autonome moldave (RSSAM) au sein de la République socialiste d’Ukraine (RSS), afin de s’opposer à la proclamation de la République démocratique moldave, effectuée en 1917 par le soviet de Moldavie dans une période révolutionnaire instable. Ce dernier, étant composé majoritairement de mencheviks et favorable à un rattachement à la Roumanie, dérangeait le pouvoir central de Moscou. En août 1940, à la suite de l’invasion soviétique de la Roumanie en Bessarabie et Bucovine du Nord, le Kremlin décide de remodeler le tout en créant la République Socialiste Soviétique de Moldavie (RSSM). Cette dernière subit une politique de russification, notamment par l’imposition de l’alphabet cyrillique à la langue roumaine qui est alors qualifiée de langue « moldave » et ainsi placée officiellement au même niveau que la langue russe. Cette politique linguistique vise également à légitimer les revendications territoriales des soviétiques sur la Bessarabie en rattachant celle-ci à la grande communauté slave.
À la fin de l’ère soviétique, nous assistons à une multiplication des revendications nationales à l’intérieur de la zone d’influence de Moscou, appelée « étranger proche ». Chacune des 14 républiques réussit à obtenir son indépendance vis-à-vis de Moscou et procède à l’établissement d’un État indépendant sur la base de sa propre identité nationale. Ainsi, ce sont vingt-cinq millions de Russes ethniques, habitant dans les ex-républiques soviétiques, qui se retrouvent hors des frontières de la Fédération de Russie.
En Moldavie, la chute de l’Union soviétique ne se passe pas sans remous. Avant même d’obtenir son indépendance, le pays fait déjà face à une opposition russe. En Transnistrie, la République Moldave du Dniestr (RMD) proclame unilatéralement son indépendance face à Chișinău le 2 septembre 1990. Toutefois, le détachement de la petite république n’est pas bien reçu par Moscou. Mikhail Gorbatchev refuse de reconnaître son indépendance et émet un décret le 22 décembre 1990 afin de calmer les tensions, en dépit du contexte instable et de l’agonie de l’URSS. Malgré tout, les dirigeants de la RMD, dont Igor Smirnov est le principal acteur, insistent sur l’autonomie de la République dans la perspective d’une déclaration d’indépendance officielle par Chișinău. La fin de la RSSM semble dès lors inévitable. Le soviet suprême de la RMD adopte sa déclaration d’indépendance le 25 août 1991. C’est alors seulement deux jours plus tard que les événements se compliquent. Avec le soutien de l’Union Européenne, la République de Moldavie déclare à son tour son indépendance. Une lutte diplomatique s’ensuit entre la Moldavie et la Russie pour négocier le retrait de la 14ème armée de la Garde de l’URSS, toujours stationnée dans la capitale moldave et désormais illégale. Les négociations semblent avancer dans un premier temps. La Russie, la RMD, la Moldavie et l’Ukraine coopèrent pour parvenir au retrait des troupes en organisant plusieurs convois partant de Chișinău pour rejoindre la Russie. Toutefois, une partie des troupes russes s’arrête à Tighina et Tiraspol.
En réalité, au courant de l’année 1992, la 14ème armée entreprend le déplacement de son quartier général de Chișinău à Tiraspol, prenant ainsi le contrôle de la rive gauche du Dniestr. L’objectif des soldats russes est de sécuriser le contrôle des industries qui se trouvent dans la région. En conséquence, plus d’un millier de volontaires armés et soutenus par Chișinău tentent de reprendre le complexe industriel mais l’action se solde par un échec avec plusieurs centaines de morts du côté moldave, et le renforcement des positions de la 14ème armée qui voit ses effectifs augmenter grâce aux volontaires venus de Russie. L’échec des forces moldaves permet à la Russie de conserver le contrôle des industries de Tighina et de Tiraspol, de la voie ferrée reliant Chișinău aux ports ukrainiens, de l’arsenal de Cobasna et de la centrale électrique de Dubăsari, plaçant ainsi la Moldavie en situation de dépendance vis-à-vis de Moscou.
Le conflit armé s’atténue au moment où la Communauté des Etats indépendants (CEI) se réunit en mars 1992 et affirme à nouveau l’intégrité territoriale de la Moldavie. La Russie entreprend l’établissement d’une trêve avec le soutien de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et de l’Ukraine. Ces trois acteurs deviennent ainsi les principaux médiateurs entre les belligérants. Un accord de cessez-le-feu est signé le 21 juillet 1992 par le nouveau président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine et le président de la Moldavie Mircea Snegur. Il prévoit la constitution d’une « force de maintien de la paix » chargée de veiller au respect du cessez-le-feu. Celle-ci prend forme et devient la mission de maintien de la paix (PFK) de la CEI. Composée de bataillons russes, moldaves et transnistriens placés sous les ordres d’un commandement militaire conjoint, elle déploie ses hommes le 29 juillet 1992 le long du Dniestr et autour de Tighina. Cette même année, la 14ème armée passe sous la direction de l’armée de terre puis est dissoute en 1995 pour être ensuite remplacée par le Groupe opérationnel des forces russes en Transnistrie avec un un corps d’environ 1 500 hommes.
En octobre 1994, la Moldavie tente à nouveau d’obtenir le retrait du contingent militaire transnistrien en signant un accord avec le Kremlin, resté lettre morte. Cependant, le 8 mai 1997 s’effectue une grande avancée pour la paix grâce au mémorandum relatif à la normalisation des relations entre la Moldavie et la RMD sous l’égide de l’OSCE et la Russie. Cet accord établit la résolution des différends exclusivement au travers de moyens pacifiques. Plus encore, il confirme l’intégrité territoriale de la Moldavie tout en accordant un statut particulier à la RMD, lui permettant de participer à la politique extérieure de la République moldave. La Transnistrie obtient également des avantages grâce à la Russie, qui se retrouve garante du respect des dispositions du nouveau statut transnistrien.
De jure, la Tansnistrie est la région autonome majoritairement russophone de la Moldavie, nommée « Unité territoriale autonome du Dniestr » (UTAD). Il s’agit d’une entité différente de la République Moldave du Dniestr (RMD). Les deux entités ne se reconnaissent pas mutuellement. Contrairement à la RMD, l’UTAD est reconnue par la communauté internationale. Elle possède une identité juridique internationale confirmée par les différents traités signés par la Moldavie, la Russie, l’Ukraine et la Roumanie dans les années 1990. De facto, la RMD contrôle la majeure partie de l’UTAD et administre aussi des territoires au-delà, comme par exemple la ville de Bender/Tighina sur la rive droite du fleuve. Toutefois, elle ne contrôle pas l’intégralité du territoire de l’UTAD dont certaines communes ont préféré se placer sous l’autorité du parlement et du gouvernement de Chișinău.
Aujourd’hui, la RMD est composée de 300 à 400 000 habitants qui vivent sous un régime autocratique et policier. On y rapporte de nombreux cas de violation de droits humains. Le régime est contrôlé par des oligarques proches du Kremlin et même considéré par Chișinău comme un « groupe criminel organisé », avec très peu de perspectives de développement économique pour sa population. Toutefois, les prouesses de son club de football « Sheriff Tiraspol » permettent brièvement de faire oublier la situation critique de la république auto-proclamé en lui servant de « vitrine dorée ». Fait important, Sheriff est avant tout un conglomérat réunissant une chaîne de supermarché, un réseau de station-service, une banque, des chaînes de télévision, un réseau de concessionnaires automobiles, des usines métallurgiques et joue aussi le rôle de principal fournisseur de réseau internet en Transnistrie. Son monopole s’étend également à la politique, le parti Obnolevne (Renouveau) du Président actuel Vadim Krasnosselski étant principalement financé par Sheriff.
On pourrait être amené à penser, au regard de la guerre en Ukraine, que le statut quo de la Transnistrie bénéficierait à la Russie: une présence militaire russe sur le territoire moldave sert au moins à fixer une partie de l’armée ukrainienne à la frontière moldave, loin des fronts à l’est et au sud. Plus encore, la région permet à la Russie de maintenir la Moldavie dans une situation d’État dysfonctionnel. Pour y remédier, cette dernière cherche à renforcer ses liens avec les États-Unis et l’Europe, via notamment un accord d’association conclu avec l’Union européenne en 2014 et, en 2022, le dépôt d’une candidature officielle à l’UE. Néanmoins, nous pouvons nous poser de nombreuses questions concernant l’avenir de la RMD sur la base des derniers événements et ceux à venir: les dernières manifestations anti-UE en Moldavie; les affirmations européistes de sa présidente Maia Sandu; l’intensification de ses rencontres avec les dirigeants européens; la fin prévu en décembre 2024 du contrat de Naftogaz permettant la livraison du gaz russe à la Transnistrie (imposant des discussions, voire un rapprochement entre Chișinău et Tiraspol étant donné leur interdépendance en ressources énergétiques). Ces composants, sur fond de polarisation croissante entre les Occidentaux et les Russes pourraient aboutir au changement de statut de la république auto-proclamé.
Un élément demeure incontestable: la Transnistrie est un point de convergence des intérêts européens et russes. Dans une période où le multilatéralisme et le règlement pacifique des différends sont mis à rude épreuve, il semble indispensable de veiller à ce que les positions divergentes, bien que polarisées, n’aboutissent pas à l’ouverture d’un nouveau front en Europe.
Sources images :
Wikimedia Commons
Sources:
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« Le Sheriff Tiraspol, vitrine dorée de la Transnistrie », la rédaction, Courrier des Balkans, mercredi 29 septembre 2021
« Moldavie : en Transnistrie, la dictature en
marche », Courrier des Balkans, correspondant à Bucarest, lundi 30 mai 2022
« La Transnistrie sert de modèle à la Russie pour les régions séparatistes de l’Ukraine »
Courrier des Balkans, correspondance particulière, jeudi 24 février 2022