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Article initialement publié en 2021 – version mise à jour publiée en novembre 2022
Une guerre et ses conséquences ne peuvent rarement trouver complète réparation devant une institution de justice, aussi grande et prestigieuse soit elle. Cependant, la Cour Internationale de Justice, organe judiciaire des Nations Unies, peut permettre aux États de limiter les conséquences des conflits en suivant la juridiction de cette institution. L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont choisi, les 16 et 23 septembre 2021 de faire un modeste appel aux juges de la CIJ en vue de réduire, par la justice, l’ampleur de la guerre. Le conflit dit du Haut-Karabagh, ayant débuté en septembre 2020 et n’étant pas encore arrivé à sa conclusion, ne trouvera malheureusement pas de solution juridique complète avant 2025. Cependant, par le système des ordonnances indiquant des mesures conservatoires, la Cour tente de figer une situation le temps de légiférer. Ce qu’elle fit en septembre 2021.
N’en déplaise à Carl Von Clausewitz pour lequel la guerre était la continuation de la diplomatie par d’autres moyens, l’affaire qui nous intéresse ici montre que l’utilisation du droit peut apparaitre comme une continuation de la guerre par d’autres moyens. La situation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est loin d’être réglée, mais il semblerait que les suites de ce conflit aient lieu dans les salles boisées et lumineuses du Palais de la Paix, à La Haye, plutôt que sur les plateaux montagneux du Karabagh. Près d’un an après l’accord de cessez-le-feu signé entre Bakou et Erevan sous l’égide de Moscou, le gouvernement Arménien a introduit une instance auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ) le 16 septembre 2021 contre l’Azerbaïdjan, alléguant des violations par ce dernier de la Convention Internationale sur l’Élimination de toutes les formes de Discrimination Raciale (CIEDR), avançant que l’Azerbaïdjan mènerait une « politique étatique de haine contre les Arméniens, ceux-ci sont victimes d’une discrimination généralisée, de massacres, de tortures et d’autres exactions ». En réponse à cela, l’Azerbaïdjan a introduit une instance contre l’Arménie sur les exactes mêmes allégations le 23 septembre 2021 considérant que « l’Arménie poursuit, par des moyens aussi bien directs qu’indirects, sa politique de nettoyage ethnique ».
Ces deux introductions d’instance sont accompagnées de demande de mesures conservatoires, qui, au titre de l’Article 41 du statut de la Cour, permettent sur demande de cette dernière de préserver le droit et de faire cesser des violations manifestes en attendant un arrêt définitif.
En s’intéressant aux demandes de mesures conservatoires, on remarque certes quelques similitudes, mais également de nombreuses différences, symptomatiques du rapport de force qui s’est installé à la suite du conflit armé de 2020. En effet, on peut constater que l’Azerbaïdjan demande le déminage de son territoire, la mise en place d’actions pour empêcher certains groupes opérant depuis l’Arménie de s’engager dans des actions de violences raciales et de haines contre les azéris, ainsi que la nécessité pour l’Arménie de conserver les preuves d’agissement contraire à la CIEDR. L’Arménie elle, en plus de demander peu ou prou les mêmes mesures, demande la libération des prisonniers de guerre et également avant cela, le respect de leurs droits et dignité.
Il est probable que la Cour prenne des mesures conservatoires ne satisfaisant ni vraiment l’une ou l’autre des parties, rappelant également la nécessité de respecter l’accord de cessez-le-feu. Une fois ces mesures conservatoires prises, la Cour se penchera sur le fond de l’affaire, à savoir l’allégation de violation de la CIEDR, voire même au-delà en fonction du déroulement de la procédure, qui peut durer des années. Elle rappellera probablement les obligations du droit international humanitaire, applicable en situation de conflit armé et d’occupation. Dans ce genre de situation, pour éviter tout emballement diplomatique, la Cour reste frileuse à prendre des décisions attribuant les torts exclusifs à une partie. Il est probable qu’elle acte les différentes violations des deux côtés. Mais il sera également intéressant de voir quelle qualification la Cour utilisera pour définir la situation et également le régime juridique afférent. En effet, aucune partie n’a mentionné le droit international humanitaire régissant les rapports durant un conflit armé ainsi que les situations d’occupation militaire. Nous verrons donc si la Cour se positionnera là-dessus et attribuera des obligations à l’Azerbaïdjan sur les territoires occupés.
Une chose est sûre, la transition du conflit vers les institutions juridiques internationales peut être vue en un sens comme la volonté des parties de respecter les accords de cessez-le-feu, et un retour à des relations, n’allons pas dire apaisées, mais moindrement conflictuelles.
Mise à jour, en date du 19 octobre 2022 :
Comme prévu, la Cour a rendu ses ordonnances en mesures conservatoires assez rapidement, à savoir le 7 décembre 2021. Un point commun dans ces ordonnances est que la Cour a ordonné aux deux parties de : « Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine et à la discrimination raciale, y compris par ses agents et ses institutions publiques, à l’égard des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne/azerbaïdjanaise ». Également que « les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. » Cependant, la Cour a fait peser de plus grandes obligations sur Bakou en l’incitant à « protéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 qui sont toujours en détention et garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi » et également de « prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, notamment, mais pas seulement, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts ».
Le 16 novembre 2021 a marqué un ralentissement du conflit par la signature d’un cessez-le-feu entre les deux États sous l’égide de la Fédération de Russie, le conflit a basculé pendant dix mois dans une phase de basse intensité et a donc permis un certain respect des ordonnances de la CIJ, établies un mois plus tard. Cependant, début septembre 2022, le conflit a repris avec force, poussant l’Arménie à réclamer une modification de ces demandes en mesures conservatoires en vue « d’enjoindre expressément à l’Azerbaïdjan de protéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 ou tout conflit armé survenu depuis entre les Parties, lors de leur arrestation et par la suite, notamment si elles sont toujours en détention, et de garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi ». Ces demandes sont du domaine de l’urgence, il est donc à espérer que la CIJ réagira rapidement en vue d’adapter ses demandes en mesures conservatoires. D’autant que cette dernière a fixé les délais pour le dépôt des mémoires et contre-mémoires pour le jugement au 21 janvier 2022. Ces délais étant fixés à douze mois de préparation par partie, nous assisterons donc au dépôt des mémoires des demandeurs dans les deux affaires le 23 janvier 2023, et au dépôt des contre-mémoires des défendeurs le 23 janvier 2024. Le temps que la CIJ délibère et rende un arrêt croisé sur la situation, plus de deux ans se seront écoulés. Il faut donc espérer que les parties respectent les mesures conservatoires et aient la sagesse de régler cette situation diplomatiquement, ne serait-ce que temporairement, avant d’obtenir une réponse définitive de la Justice internationale.
Bibliographie :
Communiqué de presse de la CIJ No 2021/21 Le 23 septembre 2021 : La République d’Azerbaïdjan introduit une instance contre la République d’Arménie et prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires (icj-cij.org)
Communiqué de presse de la CIJ No 2021/20 Le 16 septembre 2021 : La République d’Arménie introduit une instance contre la République d’Azerbaïdjan et prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires (icj-cij.org)
INTERPRETATION AND APPLICATION OF THE INTERNATIONAL CONVENTION ON THE ELIMINATION OF ALL FORMS OF RACIAL DISCRIMINATION (REPUBLIC OF AZERBAIJAN v. REPUBLIC OF ARMENIA) APPLICATION INSTITUTING PROCEEDINGS filed in the Registry of the Court on 23 September 2021: 181-20210923-APP-01-00-BI.pdf (icj-cij.org)
INTERPRETATION AND APPLICATION OF THE INTERNATIONAL CONVENTION ON THE ELIMINATION OF ALL FORMS OF RACIAL DISCRIMINATION (REPUBLIC OF AZERBAIJAN v. REPUBLIC OF ARMENIA) REQUEST FOR THE INDICATION OF PROVISIONAL MEASURES OF PROTECTION 23 September 2021 : 181-20210923-REQ-01-00-EN.pdf (icj-cij.org)
APPLICATION INSTITUTING PROCEEDINGS AND REQUEST FOR PROVISIONAL MEASURES REPUBLIC OF ARMENIA v. REPUBLIC OF AZERBAIJAN 16 September 2021 : Application instituting proceedings and Request for provisional measures (Armenia v. Azerbaijan) (icj-cij.org)
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (AZERBAÏDJAN c. ARMÉNIE) ORDONNANCE 21 Janvier 2022 : Ordonnance fixation délais (icj-cij.org)
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (ARMÉNIE c. AZERBAÏDJAN) 21 Janvier 2022 : Ordonnance fixation délais (icj-cij.org)
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ELIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (ARMENIE C. AZERBAÏDJAN). Demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour 19 Septembre 2022: Demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour (icj-cij.org)