Semaine de la diplomatie : 24 - 28 avril 2023. Pour consulter le programme, cliquez ici : link

Lorsqu’on évoque la diplomatie, on pense en premier lieu au rôle des États sur la scène internationale, à l’influence des Organisations internationales, des Organisations non gouvernementales, ou même à celle des firmes multi-nationales. Mais dans ce vaste complexe, l’importance des médias transnationaux est trop souvent mise de côté.

Par le terme « médias transnationaux », on désigne les sociétés nationales d’information qui développent du contenu à destination d’un public international. Celles-ci constituent un instrument majeur de ce qu’on appelle la « diplomatie publique », qui permet à un État de s’adresser directement à des populations étrangères sans passer par leurs gouvernements respectifs. Aujourd’hui, on retrouve parmi les plus connues CNN, la BBC, Al Jazeera, Russia Today, TASS, France 24 ou encore CNC. Il paraît essentiel d’aborder la manière dont se sont développées ces sociétés et quels modes de fonctionnement elles ont adoptées, car il s’agit d’un élément structurel de nos sociétés contemporaines qui a révolutionné les manières de faire de la politique à l’échelle internationale.

C’est avec l’essor des médias transnationaux que l’on a découvert la notion « d’opinion publique internationale ». Jusqu’aux années 90, les sociétés médiatiques se développent principalement à l’échelle d’un pays et ciblent une même communauté politique ou nationale. On perçoit alors l’influence médiatique dans un cadre quasi-exclusivement national. Une première avancée a lieu dans les années 80 sur les ondes radios, avec le développement de Radio Free Europe et Radio Liberty, à destination des pays du bloc soviétique. Radio Free Europe devient rapidement l’un des centres majeurs de la dissidence aux régimes communistes en Europe et en Russie et rencontre un franc succès. Mais avec l’arrivée de chaînes télévisées capables de diffuser des images dans le monde entier de manière quasi-instantanée, le comportement des acteurs politiques et diplomatiques est radicalement modifié. Les États perdent leur capacité à façonner leur propre opinion publique, qui se trouve désormais soumise à des flux d’informations étrangers susceptibles d’impacter la perception des évènements et de remettre en question le discours dominant dans une société.

Les chaînes transnationales à l’assaut de l’oligopole occidental

Dans un premier temps, le champ de l’information transnationale est investi par les puissances occidentales, avec en tête de file les États-Unis et la chaîne CNN, créée en 1985.

C’est durant la première Guerre du Golfe que CNN va asseoir sa réputation. C’est à ce moment que les pays occidentaux se rendent compte de la capacité d’un média transnational à façonner une opinion publique très large, et y découvrent un instrument de soft power particulièrement puissant. Dans la foulée sont créées la BBC, au Royaume-Uni, puis Euronews, qui regroupe les chaînes de télévision publique des États européens.
L’Europe continentale reste cependant relativement à la marge et ce sont principalement les chaînes anglo-saxonnes qui imposent leurs codes de conduite et le discours dominant dans les médias transnationaux.

La formation d’un « oligopole » occidental dans la diffusion d’informations à l’international suscite rapidement l’agacement de pays marginalisés sur la scène internationale. Sur CNN notamment, les informations diffusées, les images choisies pour illustrer les reportages, ont souvent pour objectif de servir la politique étrangère américaine, plus particulièrement lors de périodes de tensions internationales, telles que le débarquement en Somalie en 1993 ou l’intervention en Irak dix ans plus tard. Le discours employé est d’avantage pensé comme une justification à destination des populations étrangères, plutôt que comme une présentation objective des faits.

Petit à petit, dans le monde arabe, en Russie, puis en Chine, vont se développer des entreprises similaires avec pour objectif de contrer cette domination des flux occidentaux. Toutefois, dans une perspective contre-hégémonique, les nouvelles sociétés qui entendent s’intégrer dans le marché global de l’information vont être obligées de récupérer une partie des codes imposés par les médias anglo-saxons.

Al Jazeera, la référence mondiale

La véritable révolution arrive en 1996, avec la création de Al Jazeera, rattachée au gouvernement Qatari. La plupart des spécialistes de l’industrie médiatique s’accordent pour dire que Al Jazeera est l’exemple parfait de « diplomatie médiatique ».

L’ambition de départ de la chaîne est double : dans un premier temps, elle entend contrer les flux d’informations imposés aux pays arabes depuis la Guerre du golfe. Mais elle doit aussi contribuer à l’essor du Qatar sur la scène diplomatique régionale et légitimer le projet politique de l’émirat Hamad ben Khalifa al Thani, arrivé au pouvoir en 1995 suite à un coup d’État.

Lors de sa création, la chaîne bénéficie de l’affaiblissement des politiques étrangères des États voisins, et s’inscrit dans la remise en cause du monopole saoudo-libanais sur la sphère informationnelle panarabe. En opposition à la politique saoudienne de musèlement de l’opposition, la chaîne accueille de nombreux dissidents, qu’ils soient nationalistes, libéraux ou liés à l’islam politique, et développe sa marque sur l’affrontement discursif entre des opinions contraires. De cette manière, et par son affiliation directe au gouvernement Qatari, elle contribue à présenter le pays comme un médiateur de conflits et un faiseur d’opinion à l’échelle régionale. Plus encore, le caractère transnational du média, qui cible toutes les populations arabophones, contribue à sa popularité dans une région du monde où les liens d’identification entre État et nation sont secondaires.

À l’échelle globale, Al Jazeera agace autant qu’elle fascine. Elle devient un véritable modèle de développement transnational et ouvre des antennes au Royaume-Uni, en France et ailleurs, où elle défend la vision du monde musulman.

Russia Today, le retour de la Russie sur la scène internationale

En 2005, c’est autour de la Russie de Vladimir Poutine de développer son propre média transnational. Cette année là, Mikhail Lessine, ancien ministre de la Presse et conseiller du président, accompagné par Alexey Gromov, porte-parole du Kremlin, fondent la chaîne Rossia Today (RT).

Dans les années 2010, la chaîne rencontre un franc succès international, en particulier pour ses vidéos postées sur le web. En 2012, elle comptabilise deux fois plus de visionnages sur YouTube qu’Al Jazeera et 15 fois plus que Sky News. En terme de diffusion télévisée, la chaîne arrive également à concurrencer les plus grands médias transnationaux.

La spécificité de RT repose dans le traitement des informations de ses branches à l’étranger. Ces dernières couvrent rarement les actualités en Russie, mais ciblent en revanche des évènements internationaux susceptibles d’intéresser le public en fonction des zones culturelles et linguistiques ciblées. Par exemple, Rusia Al-Yaum, la branche arabophone, traite des sujets panarabes, la branche hispanophone, RT Actualidad, couvre les actualités en Amérique latine, et ainsi de suite.

En fait, plutôt que de mettre en oeuvre une propagande pure et dure valorisant le régime de Poutine, la vocation de RT est de diffuser un regard russe sur l’actualité internationale, reprenant pour cela les grandes lignes de la politique extérieure du Kremlin depuis les années 2000, à savoir notamment la défense d’un monde multipolaire et la critique du modèle libéral hégémonique. Ainsi, une thématique récurrente des programmes diffusés sur Rossia Today concerne la politique américaine et ses déboires, notamment au Moyen-Orient, ou encore les scandales financiers autour de la Bourse de Wall Street. Les résultats empiriques d’une étude menée entre juillet et septembre 2013 par le spécialiste des médias russes Ilya Kyria, montrent que sur un corpus de 183 émissions diffusées sur RT, 114 concernaient les États-Unis, contre 18 seulement pour la Russie.

Avec ces deux exemples de médias transnationaux, on constate qu’il n’existe pas de modèle prédéfini de diplomatie médiatique, mais plutôt différentes stratégies que les États mettent en oeuvre en fonction de leur position internationale et de leur capacité d’influence.

Un journalisme de qualité au défi de la partialité

La question principale réside dans l’objectivité de ces médias, qui sont souvent accusés de faire de la « propagande », de faire preuve de partialité dans le traitement des informations et qui sont par conséquent catégorisés comme des sources d’information non-fiables. Dans les faits, ce point mérite d’être nuancé.

Des médias comme AJ et RT sont tout à fait capables de produire des enquêtes de qualité, qui vont apporter de nouveaux éléments au débat public et mettre au jour des faits essentiels à l’instauration d’un espace démocratique approfondi.

Al Jazeera a notamment reçu plusieurs prix pour la liberté d’expression, dont un en 2012 remis par la Fondation Roosevelt aux États-Unis, et un en 2013 remis par l’Association Internationale des Press Clubs, pour sa couverture du coup d’État et de la dictature militaire instaurée en Égypte par le maréchal al-Sissi. Les journalistes de la chaîne ont indéniablement effectué un travail de qualité, enquêtant sur la dérive autoritaire du régime et ses nombreux abus. Certains ont même écopés de lourdes de peines de prison pour leurs travaux. Il en va de même pour Rossia Today, nommée aux Emmy Awards en 2012 pour la couverture de Occupy Wall Street, un mouvement de protestation pacifique qui dénonçait les abus du capitalisme financier aux États-Unis.

« Ne mords pas la main qui te nourrit »

En revanche, la situation devient problématique dès lors qu’il s’agit de critiquer les gouvernements nationaux auxquels ces chaînes sont rattachées, et dont elles dépendent financièrement.

La version en ligne de Al Jazeera lancée en 2017, AJ+, se veut ouvertement progressiste, portée sur les combats de minorités, la défense de l’écologie, l’antiracisme et l’anticolonialisme. La grande majorité des contenus qui y sont publiés adressent des critiques, souvent justifiées, sur le mode de fonctionnement des sociétés occidentales. En revanche, aucune mention n’est faite de la situation des droits de l’homme au Qatar, où la législation autorise l’arrestation et la torture des homosexuels et où les femmes sont contraintes d’obtenir l’autorisation d’un tuteur masculin pour étudier, voyager et se marier. Rien non plus sur les nombreux scandales qui ont entourés l’organisation de la Coupe du monde 2022 au Qatar, dont certaines enquêtes comme celle du Guardian ont révélé la pratique d’un esclavage moderne envers les travailleurs immigrés venus participer à la construction des stades du mondial. En 2021, le Guardian révélait qu’environ 6500 d’entre eux étaient décédés sur les chantiers. Non seulement, aucune de ces informations ne sont diffusées sur AJ+, mais plus encore, plusieurs vidéos publiées sur la chaîne YouTube du média dénoncent un « boycott hypocrite » et préfèrent mettre l’accent sur une « indignation occidentale à géométrie variable » plutôt que d’évoquer concrètement la situation sur place.

Pour ce qui est de RT, la situation est tout à fait similaire. Depuis le lancement de la guerre à grande échelle en Ukraine, la situation s’est même empirée. Dès 2008 déjà, le conflit géorgien avait démontré la partialité de Rossia Today dans la couverture de la politique extérieure russe. Le présentateur William Danbar avait alors quitté la chaîne en dénonçant l’interdiction qui lui avait été faite de diffuser un reportage sur le bombardement d’une ville géorgienne par l’aviation russe. Quelques années plus tard, a révolution du Maïdan en Ukraine avait fait l’objet de très nombreux reportages reprenant mot pour mot le discours officiel du Kremlin, allant de la manipulation occidentale au danger nazi en Ukraine, passant sous silence les dynamiques à l’oeuvre dans la société civile ukrainienne et les enjeux de politiques internes.
Ces chaînes, intégrées dans le marché ultra-concurrentiel de l’information globale, ne peuvent toutefois passer à côté de certains sujets polémiques, au risque de se faire dépasser par des flux rivaux. Si elles sont obligés de traiter une information, elles peuvent en revanche choisir l’angle sous lequel elles la présentent.

C’est notamment le cas de la guerre dans le Donbass en 2014, dont la couverture par la branche RT France a été plutôt ambigüe. Dans les gros titres, les journalistes reprennent le discours dominant dans l’espace national, et n’hésitent pas à qualifier « d’invasion russe » les évènements qui se produisent. En revanche, les argumentaires exposés sur la chaîne par les différents invités vont tous dans le même sens : « Ce n’est pas un guerre d’agression, c’est une guerre défensive » ; « La Russie peut justifier cette implication par l’appel des populations qui vivent dans le Donbass » ; « Ce à quoi on assiste en fait c’est une victoire fulgurante de la Russie. Évidemment j’ai regardé les médias occidentaux, c’est complètement lunaire, ils vivent dans un monde parallèle. La Russie a gagné la guerre ».

Enfin, pour toutes ces chaînes à diffusion internationale, de la BBC à Al Jazeera en passant par RT et CNN, une partie considérable des programmes diffusés à destination du public étranger s’inscrit dans une logique de contestation des pouvoirs en place et du discours politique dominant. Les opposants sont régulièrement invités en plateau, où l’attitude des journalistes à leur égard est souvent complaisante. C’est ainsi que les médias transnationaux, en influençant les opinions publiques nationales à travers le globe, jouent un rôle de déstabilisation. Par cette capacité à influencer les opinions dans un pays étranger, les médias transnationaux, rattachés à des structures gouvernementales, représentent un levier de pression pour influencer le comportement international des États. Ce n’est pas un hasard si la Russie a interdit la diffusion des chaînes occidentales sur son territoire après l’invasion de l’Ukraine en 2022, et c’est dans la même logique que l’Union Européenne et plusieurs États occidentaux ont stoppé la diffusion de Rossia Today sur leurs antennes nationales.

Les flux d’informations à l’épreuve du numérique

Si certains de ces médias transnationaux ont vu leur influence diminuer suite à l’interdiction de leur diffusion, toujours est-il qu’à l’ère du numérique et de la prédominance des réseaux sociaux, il existe de nombreux canaux d’informations qui permettent toujours aux informations étrangères de circuler sur le territoire national. De nombreux chercheurs parlent désormais d’une « diplomatie publique 2.0 », plus officieuse et ayant recours à des vecteurs moins « mainstream » tel que le réseau social Télégram ou les nombreux memes qui circulent sur les réseaux sociaux. L’Internet Research Agency, en Russie, s’est notamment illustrée lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, inondant les réseaux sociaux de faux-comptes et de discours politiques favorables à Donald Trump. Le web est également un terrain exploité par les gouvernements occidentaux, qui entendent porter la voix des mouvements de dissidence qui subissent la répression des régimes autoritaires.

Aujourd’hui, les médias transnationaux ont donc déporté leurs activités sur de nouveaux terrains, notamment le numérique et les réseaux sociaux, mais continuent de jouer un rôle tout aussi important dans la circulation des informations et sur les opinions publiques nationales. Dans un contexte de multiplication des conflits armés, leur discours se radicalise de plus en plus et donne place à un affrontement discursif entre différentes visions du monde. Une spirale conflictuelle qui contribue à semer le trouble dans nos sociétés, où les individus sont imposés en permanence à des flux d’informations contradictoires.

Dans les années à venir, l’évolution des médias transnationaux et leur impact sur la formation des opinions politiques à l’échelle globale mériterait de recevoir une plus grande attention. Cela devrait notamment fournir de nouvelles clés de lecture pour appréhender les conflits idéologiques et historiques qui déterminent la détérioration des relations internationales à l’oeuvre depuis plusieurs années.

Sources 

Image : Canva Pro

https://www.lorientlejour.com/article/948156/le-prix-de-la-liberte-dexpression-aux-trois-journalistes-dal-jazeera-ex-detenus-en-egypte.html

https://larevuedesmedias.ina.fr/aj-media-influence-qatar-videos-al-jazeera

https://www.amnesty.org/fr/location/middle-east-and-north-africa/qatar/report-qatar/

https://www.theguardian.com/global-development/2021/feb/23/revealed-migrant-worker-deaths-qatar-fifa-world-cup-2022

https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2022-1-page-105.htm?contenu=plan

https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-media-rt-france-fait-il-vraiment-de-la-desinformation_4964703.html

Mohammed El-Oïfi, « L’effet Al Jazeera, sociologie d’un média transnational » in Olivier Koch, Tristan Mattelart, (Eds.), Géopolitique des télévisions transnationales d’information. Paris. Éditions mare & martin, « Media Critic », 2016. pp. 131-149

Ilya Kiriya, « Russia Today comme dispositif diplomatique de la ‘Nouvelle Russie’ » in Olivier Koch, Tristan Mattelart, (Eds.), Géopolitique des télévisions transnationales d’information. Paris. Éditions mare & martin, « Media Critic », 2016. pp. 187-204

Tristan Mattelart, « Les enjeux de la circulation transnationale de l’information : des agences de presse aux plateformes du web » in Olivier Koch, Tristan Mattelart, (Eds.), Géopolitique des télévisions transnationales d’information. Paris. Éditions mare & martin, « Media Critic », 2016. pp. 31-82

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